Un scénario à la Jules
L'an dernier, c'était l'année Jules Verne, en raison du centenaire de sa disparition (la France est un pays curieux: on aime y commémorer les mauvais moments). Voilà un auteur que j'aime beaucoup: comment résister à un roman comme l'Ile mystérieuse, par exemple ? Mais il y a un truc qui me turlupine: alors qu'il a envoyé ses héros dans toutes les régions possibles et imaginables, jusqu'au centre de la Terre, il n'a consacré aucun roman à la haute montagne. A moins de supposer qu'il n'en existe un dans le volumineux catalogue de ses oeuvres de second ordre. Quelque spécialiste pourrait-il éclairer notre lanterne ? Le fait qu'il ait passé sa vie entre Nantes et Amiens n'explique pas suffisamment ce désintérêt, puisque de toute façon il n'a pratiquement jamais voyagé qu'au travers de ses lectures. Il aurait pu faire comme George Sand, s'inscrire au Club Alpin français et se plonger dans l'instructive lecture de son Annuaire: ça lui aurait donné des idées. Je vais donc m'employer à combler cette lacune.
Résumons. En 1870, la Meije est encore jeune fille, comme le Pôle nord, le Pôle sud et l'Everest. Mais la compét' commence, et comme d'habitude c'est un Américain qui prend les devants: Coolidge arrive donc avec sa Tante et sa chienne Tschingel. Personne en vue. Il croit l'affaire in the pocket, mais malgré le dévouement de ses mercenaires helvétiques, il se trompe d'objectif et se persuade qu'il s'est fourré dans une impasse. En bon Américain il accepte momentanément sa défaite tout en proclamant: I'll be back, mais il oublie le bon vieux proverbe picard: Qui va à la chasse perd sa place.
Tschingel, seul et unique membre féminin de l'Alpine Club (authentique)
Surviennent quelques figurants peu motivés qui ne font que passer. Faisons comme eux, pour relever en 1874-76 l'intervention de la Middlemore Corp., digne préfiguration de la Société universelle idéale: les boss(es) sont anglais et français, les exécutants autrichiens et suisses. Mais la malchance s'en mêle: Middlemore a un train à prendre, Maund s'oublie dans le rôle de John the looser, Cordier perd ses lunettes et est victime d'une tentative malheureuse de spéléologie sous-glaciaire. Exit la Middlemore connection. Coolidge s'obstinant dans le wait and see, il ne reste qu'un seul Anglais, sur lequel l'auteur avoue ne pas savoir grand-chose: Lord Wentworth, piloté par de braves Valdôtains. Ils envisagent un peu toutes les solutions possibles sans les essayer sérieusement. Un British velléitaire, est-ce possible ?
Lord Wentworth... et la référence du bouquin des deux Michel (Tailland et Mestre) où j'ai trouvé cette photo (merci Michel !)
Se trouvera-t-il un héros bien de chez nous pour s'opposer aux manoeuvres de la Perfide Albion ? A l'appel du Club Alpin Français (18 juin 1874), de jeunes volontaires se jettent dans la bataille. Avec par ordre d'entrée en scène Henri Duhamel, suivi de Paul Guillemin. Mais attention: de même qu'un train peut en cacher un autre, un "hameau" peut dissimuler un "château". Duhamel débarque en compagnie d'un certain Emmanuel Boileau de Castelnau, rencontré l'année précédente au mont Blanc (dont ils ont ensemble raté l'ascension). Associés, ou rivaux ? Le scénario devient haletant.
Heu... j'avoue que la tentation était trop forte. Et puis, je n'avais pas de Jeanne d'Arc sous la main...!
Reprenons. Henri Duhamel, Grenoblois (de Gières), 22 ans en 1875, sans profession définie, car assez fortuné pour pouvoir vivre de ses rentes. Vocation militaire visible, qui lui vaut plusieurs séjours à l'armée. A été l'un des pionniers du ski en France. Grand patriote, comme il le prouvera pendant la guerre de 14-18: il va rempiler à 65 ans pour devenir instructeur dans un corps de chasseurs alpins, ce qui lui vaudra de glisser sur une plaque de verglas en 1917 et de mourir des suites de sa chute. Là, il a légèrement plus que 22 ans...
Je lui laisse le soin de faire le récit détaillé de ses aventures meijiques de 1875 et 1876 [Duhamel.pdf]. Du reste, c'est un récit que n'aurait pas désavoué Jules Verne: bien qu'il soit très long, il se lit agréablement et il est truffé de renseignements parfois fort amusants sur le côté "expéditions lourdes" des tentatives de cette époque. On voit bien aussi à quel point H. D. était très sûr de lui, mais également qu'il a été le premier à s'affranchir du "syndrome de Croz" (voir le chapitre "Rumeurs, rumeurs"). Considérant (en 75) qu'il est vain de chercher à atteindre l'objectif en passant par le Pic Central (ainsi que le faisaient les Anglais), il conclut à la possibilité de réussir peut-être en passant par le sud, à condition toutefois de se donner les moyens qui ont fait défaut à Croz en emportant le matériel ad hoc = des échelles ! En somme, le retour à la guerre de siège. Après tout, n'est-ce pas comme cela que le Mont Aiguille a pu être vaincu dès 1492 ? Fin de l'épisode. C'est alors que Paul Guillemin entre en scène.
Paul Guillemin, de Briançon (Hautes-Alpes), 28 ans. Commence comme pion de lycée, puis s'embarque dans l'ascenseur social de la IIe République pour faire une carrière préfectorale et finir responsable des voies d'eau d'Ile-de-France. Patriote français (emmène toujours un drapeau tricolore dans ses ascensions, qui lui sert accessoirement de couvre-pieds), et tout autant briançonnais. Collabore activement au journal La Durance (tiens !tiens !), trimbale partout son appareil photographique, emmène ses élèves faire des excursions en montagne, se passionne pour le passé, le présent et l'avenir du Dauphiné, affirme haut et fort : "Le Dauphiné est notre bien ; si la Meije doit être vaincue, souhaitons que notre club n'en laisse pas l'honneur à des étrangers". Voilà qui est dit ! C'est apparemment dirigé contre les Anglais, mais...
Le problème de Paul, c'est qu'il a un métro de retard sur Henri. Comment faire pour éloigner celui-ci de la Meije ? C'est alors que Popaul, qui était déjà grand garçon en 1870, se souvient du coup de la Dépêche d'Ems : dans un contexte de relations hystérico-nationalistes entre la France et la Prusse, Bismarck cherchait un moyen de pousser Napoléon III à se jeter dans la gueule du loup et à déclarer la guerre. Il y est arrivé en faisant publier par la presse allemande le texte d'un télégramme truqué, offensant pour la France. La provocation a parfaitement réussi : Napoléon III a déclaré la guerre, s'est dépêché de la perdre, ce qui a coulé le Second Empire (je vous fais cadeau de la suite, plutôt moins rigolote).
Reddition
de Napoléon III après la défaite de Sedan (1er septembre 1870). La
revanche, ce sera la victoire sur la Meije (16 août 1877).
C'est le truc que Guillemin va essayer contre Duhamel. En septembre 1876, La Durance annonce que la Meije a enfin été réussie par un Anglais nommé Stewenart, avec le guide autrichien Spechtenhauser, et précisément par ce versant sud que Duhamel pensait essayer. Quand il s'est avéré que c'était un canular, on a affirmé qu'il provenait d'un obscur instituteur désireux de faire une bonne blague. Et moi, Jules Verne, j'affirme que tout ça était un coup monté par Guillemin pour décourager Duhamel et lui laisser le champ libre. Dans un premier temps, la manoeuvre semble échouer. Au lieu de se décourager, Duhamel se rue sur la Meije et met son plan à exécution afin de faire la deuxième ascension, en emportant ses échelles emboîtables, ses guides chamoniards habituels et en supplément le seul guide local susceptible de servir à quelque chose, un certain Pierre Gaspard. Et c'est là que la manip. de Guillemin se révèle totalement machiavélique. Une fois sur place, Duhamel se rend compte que la nouvelle de l'ascension de Stewenart n'était qu'un canular. Alors, la détermination de Duhamel fond comme neige au soleil. Avec ses échelles, ses Chamoniards et la certitude que l'Anglais était passé, il se sentait assez fort pour faire de même. Mais voilà qu'il se retrouve ramené sur la base de départ, acculé à l'obligation de vaincre à tout prix. Alors le syndrome dont il se croyait délivrée remonte en lui, et il va mettre toute son énergie à échouer et à prouver que nul autre ne pourra faire mieux. Guillemin a donc gagné sur le terrain de la pure psychologie, faute de pouvoir se mesurer sur le terrain.
Le Châtelleret à la fin du XIXe siècle. En 1876, il n'y avait pas encore de cabane.
Vérification: Duhamel et ses guides montent installer un campement au Châtelleret puis font une tentative sur le Promontoire. Ils le remontent non par sa crête (ce serait la voie actuelle), mais par le couloir qui l'échancre à gauche (= le couloir Duhamel), dont ils atteignent la partie supérieure. Et là ils se heurtent à une paroi redressée que Duhamel et les Chamoniards jugent inabordable (et les échelles, à quoi ça sert ?). Noter que Pierre Gaspard, présent sur place, ne dit rien (sauf que son cerveau fume, signe d'une intense activité). Avant de tourner les talons, le fier Grenoblois fait bâtir un gros cairn signalant le dernier point atteint: c'est la "Pyramide Duhamel". Puis il clame à tous les échos que plus rien n'est possible de ce côté et qu'il se retire de la compétition (cf. le texte de l'Annuaire 1876). Pendant ce temps, le jeune Boileau de Castelnau se lie en affaires avec Pierre Gaspard et part à la chasse avec lui. D'où la réciproque du proverbe picard : "Qui va à la chasse avec Gaspard gagne sa place à la Meije".
Le
couloir Duhamel en 1876 (dessin de Franz Schrader). Dans le cercle
jaune, le repère par lequel Duhamel a indiqué le point extrême de sa
tentative. Repère probablement mal placé, d'ailleurs.
Et voilà comment le coup génial monté par Guillemin va se transformer en boomerang. Car c'est bien joli d'avoir obtenu que Duhamel déclare forfait, encore faut-il passer soi-même. En 1877, il fait un premier essai par le nord, en choisissant le début du printemps. Il pense qu'ainsi les pentes seront assez enneigées pour permettre une montée aisée sans avoir à affronter le rocher. C'est si bien pensé qu'il est obligé de faire demi-tour car il y a... trop de neige. D'où le proverbe gravarot: "Neige de printemps décourage le Guillemin". Noter qu'il a justement poussé le patriotisme local jusqu'à recruter exclusivement des guides de La Grave.
Louis Faure, l'un des guides de Guillemin
Qu'à cela ne tienne. Fin juillet, il dirige ses efforts sur le raide couloir situé à l'extrême-droite de la face nord-ouest, en espérant que la neige montera suffisamment haut pour lui permettre de rejoindre l'arête ouest là où elle cesse d'être raide, et ainsi de basculer dans les étages supérieurs du versant sud, pas loin du Glacier Carré, avec des chances très raisonnables de succès. Il emmène pour cela Emile Pic et son drapeau - [voir Guillemin.pdf]. Entre nous soit dit, ce n'était pas idiot : les glaciers étaient alors suffisamment dodus pour que des couloirs de ce type aient une pente et une continuité favorables, bien plus qu'au XXIe siècle. Manque de pot: le couloir en question ne joue pas le jeu et oppose au dernier moment un obstacle auquel Pic préfère ne pas se frotter (hum !). Presque au même moment, Coolidge a compris que les carottes étaient en train de cuire et qu'il avait intérêt à tenter sa chance, ce qu'il fait sur l'arête ouest. Re-manque de pot: l'arête ne se laisse pas faire.
La tentative de Guillemin au couloir nord-ouest (en rouge) et celles de Coolidge à l'arête ouest (en vert)
Résultat des courses: Duhamel battu par lui-même, Guillemin victime de ses habiletés, Coolidge vaincu par sa maladresse, place pour le plus sympathique et le plus jules-vernien des assortiments, le gamin sans peur et sans préjugés associé au vieux singe à qui on n'apprend pas à faire des grimaces = Emmanuel Boileau de Castelnau + Pierre Gaspard (le père), sans oublier Pierre Gaspard (le fils) et même Jean-Baptiste Rodier (le futur gendre), car ici c'est comme chez Alexandre Dumas, quand il y a de la place pour deux ou pour trois, il y en a pour quatre !
Bon. J'espère que tout le monde a bien compris que le rôle attribué par moi à Guillemin était purement fictif (je veux parler de ses combines supposées, pas de ses démarches d'alpiniste malchanceux). Cela dit ce scénario m'est venu à l'esprit en pensant à une histoire bien réelle. En 1975, un Marseillais que nous désignerons sous les seules initiales de B. V. s'est amusé à faire un gros canular par le truchement de la Chronique Alpine de la revue du CAF (La Montagne & Alpinisme), à l'époque le seul lieu au monde où les alpinistes français pouvaient faire parler d'eux-mêmes. La Chronique était alors tenue par le très sérieux Lucien Devies. Pour B. V., il s'agissait de rabaisser un peu le caquet d'un sien compatriote dont les chevilles avaient une certaine tendance à l'explosion, bien que l'escalade glaciaire ne fût pas son fort. Et ça a donné les annonces suivantes:
Le couloir en question est celui de la "Raie des Fesses", qui était en 1975 très convoité mais pas encore tenté. Le plus marrant, c'est que l'annonce de la (fausse) première avait suffi pour que Boivin, Diaf et Vionnet-Fuasset se précipitent pour faire la seconde... Ils avaient donc eu le réflexe n°1 que j'ai prêté tout à l'heure à Duhamel. Mais pas le n°2. Il est vrai qu'ils n'ont su qu'après coup que leur (fausse) seconde était en réalité une vraie première ! Comme quoi la psychologie est vraiment un ressort essentiel de l'alpinisme.
La face nord du Pic sans-Nom, avec en plein milieu la cicatrice de la "Raie des Fesses".
A Morgane de Tours
Ceci est un message particulier...
...et
très honorable, qu'on se rassure, destiné à la visiteuse inconnue qui a
eu la gentillesse de signaler ce site à la blog-population d'Europe 2.
Et en plus, en écrivant à Morgane de Tours, c'est un peu comme si
je m'adressais à Diane de Poitiers... Donc, Morgane, tu n'es jamais
allée à la montagne, et pourtant mes élucubrations retiennent ton
attention, même si tu ne comprends pas toujours ce que je raconte. Je
le comprends fort bien : quand j'étais môme et que j'habitais à
Bourges, je me faisais de la montagne une idée qui était à des
années-lumière de la réalité. Et pour ce qui est de l'alpinisme, c'est
quand même un peu une affaire de toqués qui se comprennent entre eux,
mais qui ont souvent beaucoup de mal à témoigner de leur passion de
façon intelligible.
En plus, on n'est pas très aidés par la façon
dont les médias en parlent habituellement. J'en veux pour preuve le
titre que radioblogs a donné à mon site: "la montagne ça vous gagne".
Ca, c'est le slogan publicitaire des stations de sports d'hiver, et
c'est précisément ce que je déteste le plus. C'est la montagne-fric, le
montagne en toc, la montagne artificialisée, celle où on peut s'éclater
mais où ne peut certainement plus rêver. La montagne des alpinistes,
c'est quelque chose de totalement différent, plutôt incompatible avec
ça. Et moi, qui suis un vieil alpiniste (je vais fêter cette année mes
50 ans de pratique!), je l'ai trouvée dans les montagnes austères de
l'Oisans. La Meije est une aiguille du Midi, mais ce
n'est pas celle de Chamonix (en fait, il y en a plein dans les Alpes
comme dans les Pyrénées). C'est une montagne pas comme les autres parce
qu'elle est chargée d'une histoire particulière (ce que j'essaie en ce
moment de raconter) et qu'elle est capable d'ensorceler les gens. Je
fais partie de ceux qui sont tombés sous le charme (ou dans le
panneau...), à tel point que l'alpinisme est devenu ma manière d'être,
mon art de vivre (ma raison de vivre ?). En somme, c'est cette montagne
qui a fini par me faire comme je suis, en bonne partie. Je pense que la
raison principale est que la Meije a déclenché quelque chose dans mon
imagination quand je l'ai découverte. C'est le problème de la
représentation: c'est en fonction de l'idée qu'on se fait de telle ou
telle chose qu'on oriente son action. C'est pour cela qu'en ce moment
je tournicote autour de ce thème de la représentation, tout en essayant
de trouver les réponses chez les acteurs les plus anciens de cette
drôle d'histoire. Une sorte de psychothérapie par personne interposée,
en somme. Je vais faire un effort pour essayer d'être moins allusif,
car j'ai peut-être tendance à supposer que mes lecteurs sont eux-mêmes
dans le bain.
Et c'est promis, je ne mettrai plus de photo de
cadavre (de toute façon, je n'en ai pas d'autre que celle de Cordier; et
si je n'avais pas signalé que c'était une image post mortem, on aurait
pu penser qu'il faisait la sieste !). J'espère bien qu'on continuera à
se rencontrer sur "La montagne c'est pointu" !
Cette vieille photo date exactement de l'époque où j'ai fait la découverte de la Meije. C'est à ce moment-là, et sous cet angle, qu'elle a fait "tilt" dans ma tête... La voilà donc, l'ensorceleuse !
Rumeurs, rumeurs...
J'espère ne pas lasser mes lecteurs avec mes réflexions sur la préhistoire de la Meije. En tout cas, j'ai envie d'y revenir encore, car il me semble de cela permet de découvrir des choses intéressantes sur l'importance des représentations (notamment les représentations imaginaires), dans le ratage ou la réussite d'une entreprise comme la conquête d'une montagne rebelle. Comme nous vivons une époque moderne où l'on peut visiter à fond les montagnes martiennes sans même avoir besoin d'y aller, nous avons tendance à perdre de vue le fait que les Alpes d'il y a 150 ans étaient à peine mieux connues que le sont aujourd'hui les montagnes de la Terre Marie Byrd (hé ! hé !). D'une certaine façon c'étaient encore des terres enchantées, même si ceux qui y allaient étaient généralement pénétrés d'une mentalité moderne (pour l'époque).
Une
Meije fantasmatique, presque inquiétante sous le clair de lune,
dessinée par Emile Guigues (1892). Thème : "le père Clément fait
tourner sa baguette de sourcier pour retrouver le cadavre du jeune
Béraud" (mort sous une avalanche).
La documentation se réduisait à presque rien : des cartes approximatives, et les récits ou les descriptions des rares prédécesseurs. Mais on a vu, par exemple, comment la description de Tuckett avait induit Coolidge en erreur en 1870. Du coup, il n'est pas étonnant que la moindre indication puisse apparaître comme une information capitale, même si elle est fausse. Or, c'est justement ce qui s'est passé pour la Meije, et ceci dès les origines. Sur le tableau des tentatives dressé en 1877 par Gale Gotch, on voit d'abord apparaître la mention d'une tentative dans le versant sud attribuée à Michel Croz en 1860, accompagnée d'un commentaire dubitatif. Mais si on avait fini par soupçonner à ce moment-là que cette information était probablement erronée, on y avait cru dur comme fer dans les années précédentes.
Michel Croz et Edward Whymper, portrait et autoportrait
Michel Croz était bien venu une fois dans les parages, mais c'était en 1864 et non en 1860 (dans le texte anglais, on lit "1860-4" - faut-il lire 1864 au lieu d'avril 1860 ?). Il accompagnait alors Moore, Walker et Whymper, ainsi que Christian Almer, dans la première traversée de la Brèche de la Meije entre La Grave et La Bérarde (23 juin 1864). Les trois Anglais et leurs guides arrivaient de Savoie avec pour objectif la Barre des Ecrins, alors vierge, qu'ils devaient enlever deux jours plus tard - la Meije n'était pas du tout à l'ordre du jour. Ils avaient gravi le versant de La Grave en un véritable rush de moins de 6 heures, tout en débrouillant l'écheveau des Enfetchores, puis étaient descendus sur La Bérarde en s'accordant une pause de 4 heures dans le vallon des Etançons, vers 2450 m d'altitude. Whymper l'avait mise à profit pour tirer le portrait du versant sud de la Meije, tout en le considérant comme invulnérable : "nous passâmes près de quatre heures à admirer la muraille splendide qui protège de ce côté le sommet de la Meije contre toute tentative d'escalade" écrit-il dans ses Escalades dans les Alpes, tout en ajoutant que c'était la muraille "la plus imposante de ce genre que j'aie vue dans tous mes voyages". Si Croz avait eu l'occasion de faire une reconnaissance antérieure, on voit mal pourquoi Whymper n'en aurait pas fait état. Quant à la pause du 23 juin 1864, elle n'est pas suffisante pour rendre possible une tentative significative, à moins de supposer que Croz se serait détaché du groupe une fois la Brèche atteinte, pour mener cette reconnaissance au pas de charge pendant que le reste de la troupe descendait dans les Etançons. Cela lui aurait laissé le temps d'explorer l'éperon du Promontoire...
La Meije dessinée par Whymper (1864)
L'hypothèse n'est pas complètement farfelue, puisqu'elle comporte au moins un précédent. En 1861, Croz accompagnait Mathews dans l'exploration de la Haute Tarentaise, avec notamment pour objectif la conquête du Mont Pourri. Les informations étaient tellement vagues que Mathews avait cru pouvoir y monter en partant directement de Tignes, en vertu de quoi c'est le Dôme de la Sache qui fut conquis (15 août 1861). Une fois là-haut, il fallut se rendre à l'évidence que le Mont Pourri se dressait bien plus au nord, et provisoirement hors de portée. Du coup, Mathews remit sa conquête à l'année suivante, tout en chargeant Croz d'en repérer les accès. Ce dernier fit si bien les choses qu'il fit seul la première ascension du Pourri le 4 octobre 1861, en passant par le glacier du Grand Col et l'actuel col des Roches. On peut donc très bien imaginer un scénario un peu du même type pour la Meije, à cela près qu'il manque la réalité de la moindre trace.
Le Mont Pourri (dessin de 1876)
Il n'empêche que pour tous ceux qui espéraient conquérir la Meije dans les années 1873-1877, il était clair que Croz était allé dans le versant sud, qu'il avait essayé de passer, qu'il avait échoué, et qu'il était donc inutile d'aller voir de ce côté en vertu du principe "là où Croz n'a pu passer, personne ne passera jamais". C'est l'autre versant de la rumeur : Croz avait déjà une grosse réputation de son vivant, et celle-ci n'a fait que grandir après sa mort au Cervin en 1865. Il n'en a pas fallu beaucoup plus pour que le versant sud soit disqualifié. Certes, il y a bien Pendlebury qui vient y jeter un coup d'oeil à deux reprises, en 1874 et 1875, mais on a bien l'impression qu'il s'agit surtout de confirmer un préjugé, d'autant mieux que l'examen est conclu par un verdict négatif du guide Spechtenhauser. Et comme l'Autrichien est considéré - à juste titre - comme hautement compétent, son jugement est sans appel. Toujours l'ombre de Michel Croz !
La Bérarde en 1860 : un hameau misérable, sans réel moyen d'hébergement. Le trou du c.. du monde !
Résultat : tout le monde du côté nord ! Avec le choix entre les arêtes à partir du Pic Central, la recherche d'un itinéraire glaciaire plus ou moins direct ou l'arête de la Brèche. Je n'entrerai pas dans les détails puisque mon propos actuel est ailleurs, sauf à relever que la décision aurait fort bien pu revenir à l'Anglais John Oakley Maund en août 1874. D'une part, lui et son guide Johann Jaun ont prouvé ailleurs qu'ils n'étaient pas tombés de la dernière pluie. Et d'autre part, ils ont mené sur les arêtes une exploration dont ils ont ramené la conviction que ce chemin d'accès était tout à fait possible, à l'inverse de leurs devanciers... et de certains des suivants. Maund est donc l'exception qui confirme la règle, et s'il ne réussit pas, c'est surtout parce que la malchance s'en mêle : le gros mauvais temps le chasse de la montagne alors que le succès est à portée de la main, et il n'aura pas l'occasion de remettre ça. Du reste, son séjour en Oisans semble avoir été marqué par une certaine constance dans le manque de bol, ce qu'il a ensuite exposé dans une conférence prononcée à l'Alpine Club et dont le texte a été reproduit dans l'Alpine Journal de 1876. [Maund_AJ_1876.pdf].
Les arêtes de la Meije représentées par J. Oakley Maund (Alpine Journal, 1876). Une crête patagonienne !
Cela correspond à l'entrée en piste des Français, avec par ordre d'entrée en scène Henry Duhamel (qui emmène avec lui Emmanuel Boileau de Castelnau), Henri Cordier et Paul Guillemin. Un Grenoblois flanqué d'un Languedocien, un Parisien, un Briançonnais. La date est révélatrice : fondation du Club Alpin Français en 1874, suivie de la Société des Touristes du Dauphiné (fortement rivale du CAF) en 1875, premières tentatives françaises à la Meije la même année, avec pour certains l'intention proclamée de ne pas la laisser aux Anglais (c'est notamment la position de Guillemin). Des trois, le plus expérimenté est Henri Cordier, malgré son très jeune âge (20 ans), et de plus il marche avec des guides fort compétents (Anderegg et Maurer). Cordier était lié aux Anglais Middlemore et Maund, avec qui il a fait en 1876 le fameux "couloir Cordier" à l'Aiguille Verte. Il était donc forcément au courant de la tentative et du jugement de Maund, ce qui lui donnait baucoup d'atouts, sans le conduire au succès: ses tentatives ont lieu chaque fois trop tôt, en juin, et chaque fois il est repoussé par les très mauvaises conditions de la montagne, avant d'aller trouver une fin stupide sur un débonnaire névé du Plaret le 7 juin 1877. Il s'y baladait les mains dans les poches après avoir fait la première ascension de ce sommet, et il n'a pas vu qu'il s'avançait sur un pont de neige très fragile (il était myope comme une taupe): il s'est tout simplement noyé dans le torrent qui coulait dessous... C'est Duhamel qui s'est chargé de rapatrier le cadavre à La Bérarde, où il l'a photographié.
Affaire toujours à suivre...
Honneur aux perdants !
En vérité, la période des fêtes m'a comblé: j'ai retrouvé Michel Metge, on a découvert plein de choses sur le prénom "Meije", on peut espérer avoir un jour prochain une version gourmande de l'objet de notre passion. Ainsi pourrons-nous goûter le plaisir d'une très païenne eucharistie... En revanche, je n'ai pas réussi à dégotter le film de Bernard Choquet, "Gaspard de la Meije", que nous sommes au moins deux à chercher. Si quelqu'un connaît un gisement de cassettes ou de DVD...?
En attendant la Meije en chocolat...
Comme quoi on ne peut pas tout réussir. Et si l'échec faisait partie lui aussi des représentations du-dit objet ? Après tout, il existe bien dans la blogosphère alpine un site voué à la glorification des ratages, les "buts" comme on dit dans notre jargon. Ce terme est d'ailleurs curieusement révélateur : si le mot "but" définit normalement l'objectif à atteindre, cela signifie-t-il que l'échec représente pour l'alpiniste le bout du chemin ? Voilà un non-dit à méditer. Quant au site en question, s'il a une apparence drôlatique et désinvolte, il lui arrive de camoufler un contenu sacrément philosophique. L'échec, c'est bel et bien une composante essentielle de l'expérience alpine. Je ne suis pas le premier à faire ce constat: il me revient que la réputation littéraire de Bernard Amy a commencé avec un article intitulé "Echec au Fitz-Roy". Lui non plus n'est pas le premier : en 1952, la Revue Alpine (revue du CAF de Lyon) a publié un article de Jean Carcagne intitulé "Echec à la Meije" [Carcagne.pdf]. Derrière un style passablement daté (certains le trouveront sans doute "ringard"), c'est le récit d'une expérience pas banale, avec des acteurs qui étaient à l'époque des alpinistes de premier plan.
Alpinistes de deuxième plan en train de réfléchir à leurs prochains exploits (Grenoble, 1896). Haut les moustaches !
Cependant, la pédagogie de l'échec peut aussi être contre-productive. Cela a été le cas pour la conquête de la Meije entre 1870 et 1877, quand toutes les tentatives foiraient. La façon dont leurs protagonistes les ont mises en scène ont très vite créé une espèce de mythologie qui, loin d'éclaircir les données du problème, n'a cessé d'obscurcir le tableau - c'est un processus assez classique d'intoxication collective. La liste des tentatives a été établie dans l'Alpine Journal en 1877 et 1878 par l'un des acteurs de ce feuilleton, Henry Gale Gotch (auteur d'une tentative en 1876) [Attempts_AJ_1877_78.pdf]. En fait il mêle de vraies tentatives à de simples visites ponctuées de vagues observations. En effet, certains se sont contentés de regarder les lieux de plus ou moins loin, pour conclure que ce n'était même pas la peine d'essayer. D'autres, plus motivés, ont été chassés par le mauvais temps sans pouvoir sérieusement se lancer. A l'évidence, les conditions météo de ces années-là ont souvent été très défavorables, et comme la plupart des essais avaient lieu à partir du glacier du Tabuchet à un moment où il n'existait pas le moindre refuge, il fallait bivouaquer à près de 3500 mètres au Rocher de l'Aigle, dans des conditions que la tempête rendait vite intenables.
Composition de Compton pour l'ouvrage posthume d'Emil Zsigmondy, "Im Hochgebirge" (Leipzig, 1889)
Restent les autres. Dans la liste, on voit apparaître 6 équipes anglaises, 1 italienne et 5 françaises. Laissons de côté les Italiens (Martelli avec ses guides valdôtains Carrel et Maquignaz). Non qu'ils fussent négligeables : Martelli a été un redoutable chasseur de premières et ses guides n'étaient pas des manchots. Simplement ils n'ont pas pu réellement tenter leur chance.
Chronologiquement, ce sont les Anglais qui ont l'initiative, avec exclusivité jusqu'en 1875. J'en vois qui me font remarquer que William Augustus Brevoort Coolidge n'était pas anglais, mais américain (de New York). C'est exact, mais il était installé à Oxford (il a été prof d'histoire au Magdalen College) et lui-même a demandé à être considéré comme alpiniste anglais - dont acte. C'est lui qui a fait la première tentative en juin 1870 avec sa tante Margaret Brevoort et ses guides suisses, Christian Almer en tête. Relevons la présence de cette femme (à l'époque, c'est si rare !) et signalons que ce n'était pas du tout cette personne assez ridicule que met en scène le film de Bernard Choquet [c'est le côté déplaisant de ce film, qui caricaturise les Brevoort jusqu'au dénigrement]. Cette femme énergique et cultivée, militante démocrate et anti-esclavagiste aux Etats-Unis avant la guerre de Sécession, a été une exploratrice enthousiaste et courageuse des Alpes. Elle fut une des premières à pratiquer l'alpinisme hivernal, avec une tentative poussée au mont Blanc en 1876. Elle est morte brutalement la même année, à 51 ans.
Margaret ("Meta") Brevoort - 1825-1876
Coolidge avait cru pouvoir réussir aisément, sur la foi de renseignements qui lui avaient été fournis par F.F. Tuckett, lequel avait visité le massif en 1862 avec le Révérend Bonney. L'un et l'autre en avaient ramené des illustrations, de très belles aquarelles pour Bonney (reproduites dans un album très recherché: Outline sketches in the High Alps of Dauphiné) et de rapides croquis pour Tuckett (reproduits en appendice dans le guide Joanne - futur Guide Bleu - de 1863).
Deux
croquis de Tuckett. Noter que le Pic
sans-Nom (3915 m) est figuré sur celui de gauche comme satellite
du Pelvoux. Sur celui de droite, il a été victime d'une inversion de
chiffres qui a ramené son altitude à 3195 m... Le guideJoanne ne présentait
aucun croquis de la Meije.
Si Tuckett était un bon observateur, son étude de la Meije était imparfaite. Il avait orienté Coolidge sur le Doigt de Dieu (qualifié alors de Pic Central), sans savoir que celui-ci a 9 mètres de moins que le Grand Pic (qualifié à l'époque de Pic Occidental). C'est peu, mais c'est sans appel: la Meije ne serait considérée comme vaincue que le jour où le sommet du Grand Pic serait atteint. On ne plaisante pas avec Ric et Rac ! Coolidge devait découvrir cette réalité "avec horrreur" le 28 juin 1870, après avoir réussi la première ascension du Pic Central. De quoi pousser un râle de dépit ! Et Christian Almer avait décrété que le parcours des arêtes en direction du Grand Pic était "absolument impossible à aucun être humain".
Une
photo absolument historique ! Elle a été faite au Lautaret le 15 août
1878 avec l'appareil d'Henri Guillemin. On y voit de gauche à droite :
H. Guillemin, Pierre Gaspard fils, Pierre Gaspard père, Henri Salvador
de Quatrefages, Coolidge, Christian Almer père et Christian Almer fils.
Coolidge et les Almer venaient de faire la deuxième ascension de la
Meije, et les autres la troisième (12 août). Il y a eu plusieurs prises
successives du groupe.
Coolidge a été le seul Anglais à revenir sur les lieux en vue d'une tentative consistante, non sans avoir observé (épié ?) les va-et-vient de ses concurrents. Logique avec lui-même (et avec Almer), il a essayé de passer par l'arête ouest, à partir de la Brèche de la Meije. Malgré plusieurs essais, Almer n'a pas pu faire mieux que de s'élever de 135 mètres, butant sur le grand ressaut de l'arête. Ce ressaut n'est pourtant pas bien difficile (III/IV), et de plus c'est une très jolie escalade aérienne en excellent rocher, qui console après les passages complètement péteux du début. Cette incapacité peut surprendre : après tout, Almer s'est montré capable l'année d'après (en 1878) de surmonter un passage bien plus difficile et impressionnant lors de la première ascension de l'Aiguille d'Arves méridionale: il s'agit du "Mauvais Pas", franchi au prix d'une courte échelle hautement périlleuse.
Le "Mauvais
Pas" de la Méridionale. Photo publiée en 1914 sur "La Montagne". Courte
échelle + crochetage au piolet des prises de sortie ! Plus tard un pieu
en if de 3 mètres a été placé sous le surplomb, qui rendait inutile la
courte échelle. Mais il a récemment disparu. Enlevé par un
collectionneur de trophées ?
Simplement, il y a entre la Meije et l'Aiguille d'Arves une différence de continuité: le Mauvais Pas fait quelques mètres, le grand ressaut plusieurs dizaines. Dans cet alpinisme d'exploration, le problème majeur était celui du retour. Or, on descendait toujours par le chemin de montée - encore fallait-il qu'il soit descendable avec les moyens du bord. On ne connaissait pas la méthode du rappel. On se contentait de fixer des morceaux de corde dans des fentes rocheuses, coincées au moyen d'un simple noeud (j'imagine la tête des alpinistes actuels si on leur proposait ça ! Déjà qu'ils blémissent s'ils n'ont pas au moins 2 goujons de 10 bien rutilants avec une chaîne entre les deux...!). Evidemment, cette méthode ne permettait pas de s'engager dans des ressauts d'une grande hauteur.
Démarrage de l'arête ouest : péteux de chez péteux ! Pas vraiment une photo d'époque : c'était en 1990...
Il y a au sujet de Coolidge une assez méchante légende. On en fait un alpiniste médiocre doublé d'un enquiquineur public. De fait ce n'était pas un rigolo, et il titillait volontiers ses "collègues" sur des points souvent futiles: il fallait qu'il soit le premier partout (ou le second), et qu'en toute discussion il ait le dernier mot. Bref, un emmerdeur. Mais quand on y regarde de près, on s'aperçoit qu'il avait généralement raison dans ses querelles. Mauvais alpiniste ? C'est vrai que sa propre ascension de la Meije (il a fait la deuxième, le 10 juillet 1878) a été un calvaire. Coolidge dit y avoir atteint ses limites, ce qui veut dire qu'elles seraient assez... limitées. Cela dit, ça ne signifie pas dire grand-chose : il arrive à tout le monde d'être en méforme, et c'était peut-être seulement le cas. On ne doit pas oublier que Coolidge a réussi des courses assez remarquables comme le mont Blanc par la Brenva ou, mieux encore, la face nord du Viso. Par la suite, il est devenu collectionneur de bouses, mais on ne peut réduire son palmarès à cette rustique activité. C'est là un alpinisme de "vieux" qui reste un alpinisme d'exploration. Et puis, on ne peut pas négliger le fait que Coolidge a été un extraordinaire historien de la montagne et de l'alpinisme, peut-être encore inégalé aujourd'hui.
Coolidge
caricaturé sur le livre d'or du chalet Rodier de La Bérarde, vers
1878-80. On peut lire en haut: "Ce que la pluie nous empêcha de voir,
mais que le souvenir nous permet de rêver". Et en bas: "Vive la Meidje
et ses satellites".
Pour les amateurs de V. O., voici, dans la langue de Shakespeare, le récit que Coolidge a fait de son ascension de la Meije. Le texte est paru dans l'Alpine Journal en 1879, mais cette version est une réédition de 1912 dans la revue Alpine Studies [Coolidge.pdf]
Affaire à suivre...
Nom d'une Meije !
Saviez-vous qu'il y a en France un
certain nombre de personnes portant le prénom "Meije" ? Selon l'INSEE,
il n'y en aurait que 10, rien que des filles, nées en 1995 (3), 1998
(également 3) et 2002 (4). Je ne suis pas certain que cette statistique
soit totalement fiable, et d'ailleurs ce pourrait être entre nous un
intéressant et plaisant sujet d'enquête : que toutes les Meije (avec ou
sans prénom composé) se fassent connaître, nous ferons ensemble un beau
banquet quand les beaux jours seront revenus ! Et en plus, c'est un
sacré beau prénom...
Du reste, la statistique de l'INSEE ne remonte
que jusqu' à 1940. Va savoir ce qui s'est passé avant ! Seul chose
certaine, ça ne risquait pas d'arriver 200 ans en arrière puisqu'à
cette époque le mot n'existait pas. Du côté de La Bérarde, on
l'appelait le Bec des Peignes, sans doute en complément du Râteau
voisin. Cette appellation rurale se justifiait évidemment par la
silhouette des arêtes. C'est du côté de La Grave qu'on a commencé à un
certain moment à l'appeler "Aiguille du Midi", tout simplement parce
que le soleil vient sur le Grand Pic à 12 heures: c'est la fonction du
sommet-horloge. Et le mot "Meije" vient du mot patois qui signifie
"Midi". On devrait en fait écrire Meidje, ou Medje (ou Medge), mais un
ingénieur topographe a dû passer par là qui a fait trébucher le "d". Et
quand je pense que le copain avec qui j'ai fait ma première Meije
s'appelait "Metge" ! Je l'avais déjà dit ici, mais ça me plaît de le
redire (Michel, si tu me lis...!).
Fragment de la
carte de Pierre de Bourcet (1754), ingénieur topographe de Louis XV,
représentant le massif de la Meije ("Aiguille du Midy") avec une assez
bonne représentation du réseau des vallées... si on fait l'impasse sur
l'erreur commise sur le vallon des Etançons, ici baptisé "Chateleret".
Le travail cartographique avait été mené par Jean Villaret.
Où voulais-je en venir ? A ceci: puisque j'ai entrepris de réfléchir à haute voix sur les représentations de la Meije, je me suis dit qu'il était utile de faire un détour par l'époque où elle n'était qu'une donnée parmi d'autres du décor, si banale qu'on n'éprouvait guère le besoin de la qualifier de façon particulière. Et cela nous ramène à peine 200 ans en arrière. Ce qui veut dire que l'intégration des montagnes dans le champ de l'imagination est un phénomène strictement moderne. C'est peu à peu qu'elle est sortie de l'ombre pour se forger une identité. La première représentation connue est celle-ci:
Ce dessin est de la main d'un certain Dausse. Il figure dans un ouvrage de Léonce Elie de Beaumont publié en 1834 sous le titre "Faits pour servir à l'histoire des montagnes de l'Oisans". Selon les critères modernes, on pourrait classer de Beaumont comme "géophysicien", mais il est vrai que ses théories sur la tectonique de l'Oisans paraissent aujourd'hui très farfelues. Il n'empêche: ce savant est le premier à avoir tenté de comprendre le pourquoi de la formation des montagnes, et de plus ses écrits débordent d'un enthousiasme contagieux pour son sujet [Lire Extrait_Beaumont.pdf]. A propos de ce croquis, il écrit:
De fait, l'arête E des Ecrins apparaît
derrière la Brèche de la Meije. C'est la première fois, me semble-t-il
que le nom "Meidje" figure ainsi dans un texte. Restera à procéder à
une identification un peu plus poussée: on n'est pas sortis de
l'auberge!
Un peu plus tard, en 1839, a été imprimé à Grenoble un bel ouvrage en 4 tomes, l'Album du Dauphiné. Comme c'est l'époque des cadeaux, j'ai numérisé le chapitre consacré à l'Oisans et je vous recommande de le lire [Cassien.pdf].
Pas seulement parceque c'est très joliment écrit. Mais surtout parce
que ce texte est extrêmement riche en informations multiples. Voyez par
exemple le passage consacré aux mines du Grand Clot, près de La Grave.
Je ne sais pas si vous êtes un habitué des via ferrata, mais si vous
allez faire celle qui circule dans cet ancien site minier, vous ne
pourrez plus la considérer de la même façon. Et du reste, vous verrez
que d'une certaine manière l'actuelle via ferrata n'est qu'un
réaménagement de l'ancienne.
L'album de Cassien était illustré par un certain nombre de dessins que j'ai mis à part dans un album d'un autre type, pas prévu évidemment par Cassien et Debelle, mais dont le format est considérablement plus petit. J'en extrais quand même cette vision de La Grave, car elle est révélatrice du fait qu'en 1839 le souci d'une représentation exacte et détaillée des montagnes est encore bien peu présent. Dès lors, comment pourrait-il venir à quiconque l'idée d'aller voir tout là-haut? Pour que l'alpinisme puisse naître, il fallait vraiment que ces ombres un peu floues s'incarnent d'une façon ou d'une autre...
Ca vient !
Déjà une semaine sans nouveau message, bigre ! C'est que je me suis laissé accaparer par d'autres travaux : je bosse sur un projet de musée des glaciers à Champagny-en-Vanoise, et la documentation sur la Vanoise, c'est aussi casse-tête que sa géologie. C'est pas peu dire ! Je ne perds pas de vue pour autant mon petit bavardage et j'arrive. J'ARRIVE ! En guise de carte postale, je vous poste une image de mon village. Ma maison, c'est celle qui est un peu isolée au milieu de la photo, un peu en avant. 750 mètres d'altitude, Bauges devant, Grand Arc derrière... [Bonvillard.jpg]
Pierre Noël
Avec une légère avance sur le
calendrier, je vous propose en cadeau un texte de ma fille Claire [Mon_pere.pdf].
Il vient de paraître dans le dernier numéro de la revue annuelle du Groupe de Haute Montagne, Cimes,
qui vient de sortir et dont je suis le rédac'chef (trompettes, svp !).
Il avait été décidé qu'une bonne partie de ce numéro serait rédigé par
des femmes (le GHM donnant la parole aux femmes : qui l'eût cru
autrefois ?), et je voulais qu'y figurent des sujets très divers, loin
des
discours stéréotypés sur "l'alpinisme au féminin". Claire se trouvait
au Japon à cette époque. Nous
bavardions tous les jours par le truchement d'Internet, et j'ai eu
l'idée, comme ça, de lui demander si ça lui plairait de faire un texte
pour Cimes. Elle a dit oui, et peu après j'ai reçu ce texte
que j'ai beaucoup aimé. C'est elle qui a choisi le titre, qui est bien
sûr gentiment ironique.
Sur la revue les photos sont en niveaux de gris, mais là, pour
l'occasion, je les ai remises en couleurs.
Le texte de Claire se termine sur une allusion au Mont Fuji (au Japon on dit Fuji San).
Nous n'avons pas eu l'occasion d'y aller ensemble, mais ça ne m'aurait
vraiment pas déplu. J'ai eu l'occasion de le voir il y a deux ans
depuis un hublot d'avion. C'était début mars, la montagne avait donc
ses fringues de fin d'hiver...
La
baie qu'on aperçoit en avant du Fuji est la baie de Suruga, bordée à
droite par la presqu'île d'Izu - c'est à l'ouest de Tokyo. Cette photo
n'est pas fabuleuse, mais je suis content de l'avoir faite. Si vous
voulez voir des images plus réussies, il y en a des pas mal sur ce site.
Ce survol inaugurait un voyage de retour absolument fabuleux, car nous
avons traversé la totalité de la Sibérie et de la Russie d'Europe en
plein midi, par grand beau temps. J'ai passé douze heures le nez collé
au hublot, pendant que le reste de l'avion dormait avec ardeur.
Malheureusement j'étais presque à sec de pellicule et je n'ai pu faire
que quelques rares photos. Un argument de plus en faveur du numérique ! Je vous ai mis quelques images sur album (Sibérie).
Ce
qui est fascinant avec ces grandes sihouettes de volcans enneigés,
c'est qu'elles ont une force de suggestion vraiment particulière. La
vision du Fuji m'avait fait penser à celle de l'Osorno près de Puerto
Montt, au Chili:
L'Osorno
(au premier plan) ne fait "que" 2652 m, mais quelle grâce ! En
arrière se montre le Tronador (3491 m), qui est le géant de
l'Araucanie. Ce jour-là était un jour de chance, car quelques heures
auparavant j'avais également pu photographier ceci:
C'est
tout simplement l'Aconcagua, point culminant du continent américain
(6959 m), dont on voit la célèbre face sud. Au loin se dresse le
Mercedario (6770 m), quatrième sommet des Andes. Comme le Fuji, ce sont
d'anciens volcans assoupis (existe-t-il des volcans éteints ?). Ce
sommeil est leur seul point faible, puisqu'il nous prive d'un spectacle
comme celui que donne ici le Klyuchevskaïa, au Kamtchatka :
Pas mal, pas mal... En regardant ces images, j'ai une bouffée de nostalgie en me disant que je n'ai guère de chances de pouvoir escalader toutes ces belles choses - ce n'est pourtant pas l'envie qui manque ! Reste la solution de tous les hivers, le feuilletage des topos...
...à moins de disposer de l'équivalent de la madeleine de Proust, en l'occurence le Fuji Yama en personne sur votre table !
Et si vous voulez la recette, voici l'adresse. Bon appétit !
Café littéraire
Autant le dire tout de suite : ce ne sera pas le sujet le plus hilarant de l’année. En farfouillant comme j’ai pu, j’ai trouvé onze œuvres de fiction où l’on peut considérer que la Meije joue un rôle important. Plus précisément : deux nouvelles et neuf romans. Ce n’est pas énorme, mais ce n’est pas si mal – reste à savoir si j’ai bien fait le tour (il faudra que je pose la question à l’incontournable et incollable Jacques Perret – Jacques, si tu me lis… !). Ce qui apparaît tout de suite, c’est que cette production n’appartient pas au genre « léger », à une exception près, qui concerne d’ailleurs l’œuvre la plus mineure du lot : la nouvelle « à peine paradoxale » de Paul Guiton, La première ascension de la Meije le 31 août 1929, parue dans La Vie alpine de cette même année. Une petite bouffonnerie illustrée par des dessins de Samivel que je vous propose ici [Guiton2.pdf].
Cette gravure anglaise évoque le rapatriement des corps de Payerne et Thorant, premières victimes de la voie normale de la Meije en 1897
Si le reste est plutôt du genre « sérieux », il faut quand même noter qu’aucun titre ne verse dans la littérature morbide du style « Sang sur la neige » qu’a pu inspirer un sommet comme l’Eiger. On échappe également (de justesse !) aux possibles polémiques qu’aurait pu inspirer la présence d’un auteur comme Saint-Loup, s’il ne s’était avisé de situer son roman Face Nord dans le tout proche Pic Gaspard. C’est que je n’aurais pu m’empêcher de rappeler que ce bonhomme, de son vrai nom Marc Augier, avait revêtu pendant la guerre l’uniforme des Waffen SS, après son engagement dans la LVF (Face Nord a été écrit au Tyrol en 1942, chez Leni Riefenstahl). Saint-Loup est le pseudo qu’il a adopté après la guerre pour se refaire une virginité, sans rien renier le moins du monde de ses positions nazies. Après quelques années d’exil en Amérique latine, d’où il a ramené le livre Monts Pacifique, il a réussi à trouver une place de choix dans la plupart des bibliothèques alpines. Il paraît même qu’il a failli obtenir le Prix Goncourt… Comme Céline et quelques autres crapules, il a donc profité de cette forme d’amnistie illimitée que confèrent l’amnésie et la fascination de la bonne écriture. Il n’empêche qu’un salaud de talent reste un salaud, et je pousse un « ouf » de soulagement en constatant qu’en mettant le Gaspard hors du coup, j’échappe à ce genre de rencontre.
La Grave vue depuis la face nord de la Meije. Cette relation est la "variable d'ajustement" de la majorité des ouvrages évoqués ici...
1926 :
ingénieur des télécommunications (il est d’ailleurs l’inventeur de ce terme), fraîchement
élu à l’Académie Française (1923, sonnez trompettes !), Edouard Estaunié
publie un recueil de nouvelles intitulé Le silence dans la campagne. Quel
rapport avec la montagne, demanderez-vous ? De fait, il faut farfouiller
dans l’ouvrage pour dégotter Le cas de Jean Bunant.
Et là, surprise : notre homme en habit vert y décrit avec une grande subtilité le processus d’envoûtement que la Meije exerce sur un personnage (Jean Bunant), a priori pas du tout prédestiné pour s’abandonner à une maîtresse de roc. Il aurait d’ailleurs mieux fait de s’abstenir, puisque l’histoire se termine mal, avec une rupture d’anévrisme dans les Enfetchores ! Pour que ce récit soit convaincant, il fallait qu’Estaunié ait pu sentir et comprendre ce pouvoir mystérieux qui peut émaner d’un simple objet de roc et de glace, et il y est parvenu. Voilà de quoi justifier une manifestation d’estime pour un écrivain de second ordre, que son statut d’Immortel n’a pas empêché de s’enfoncer dans les eaux sombres de l’oubli (comme tant d’autres…).
Le glacier de la Meije et les Enfetchores, vus d'en haut
1946 :
en sortant Accident à la Meije, Etienne Bruhl inaugure le genre du polar alpin
(qui sera illustré en 1965 par Meurtre au sommet de José Giovanni). Cette fois,
on a affaire à un « vrai » alpiniste, qui connaît la Meije comme sa
poche alors qu’Estaunié n’y était sans doute jamais monté. Bruhl a appartenu à
la génération des pionniers de l’alpinisme aventureux de l’entre-deux-guerres
comme Dalloz, Lagarde ou Ségogne (il était entré au GHM en 1923). Il s’est fait
remarquer en 1936 en soutenant une polémique énergique contre Lucien Devies,
quand celui-ci préconisait l’introduction de l’échelle de cotation des
difficultés en usage chez les Italiens et les Allemands – la fameuse
« querelle des degrés », dans laquelle il prenait donc la tête des
« traditionalistes ». Comme quoi il n’est pas aisé de demeurer
longtemps à l’avant-garde… Plus durablement, il s’était aussi manifesté en
publiant un recueil de nouvelles, Variantes, agrémenté de quelques pastiches.
Tout cela reste de lecture très plaisante, ne serait-ce qu’en raison du style
désinvolte et ironique de Bruhl. On retrouve cela dans Accident à la Meije,
dont l’intrigue est ficelée sur la base d’une connaissance démoniaque des
lieux. Accident ou meurtre ? N’attendez pas de moi que je vous le
dise : même si ce livre a légèrement vieilli, il reste de lecture
plaisante et c’est volontiers qu’on se laisse rouler dans la farine d’un
imbroglio confectionné de la façon la plus savante. Ces deux ouvrages, Variantes
(allégées des pastiches) et Accident… ont récemment été réédités chez Hoëbeke.
Ce n’est pas méchanceté
de ma part : Sonnier est un bel écrivain porteur d’un message humaniste,
et c’est dans le témoignage et la réflexion philosophique qu’il donne vraiment
sa mesure. On le verra mieux dans son autre roman « meijeux », Un
médecin de montagne, paru en 1963 – une sorte de chronique villageoise de la
fin du XIXe siècle, quand l’Oisans bascule des temps immémoriaux dans l’époque
moderne. Dans ce livre où la méditation sur le temps qui passe tient une place
importante, la Meije retrouve sa fonction originelle, celle d’un
« sommet-horloge » chargé de donner l’heure. On pense évidemment à
Giono ou à Samivel, et cette référence n’est pas donnée au hasard puisque Sonnier
était tout simplement le cousin de Paul Gayet-Tancrède, alias Samivel, médecin
de son état… Georges Sonnier a disparu en 1999, alors qu’une bonne partie de
son œuvre était en cours de réédition chez Fernand Lanore [voir l’article que
lui a consacré LMA à cette occasion: Sonnier_LMA_99.pdf].
Photo de V. Rambaud, dans "Cimes et visages du Haut-Dauphiné" de Félix Germain (Arthaud, 1955)
Tiens,
voilà Castelnau, en conversation avec Gaspard. Cette photo a été
dégottée par Raymond Joffre, le grand chef de la Librairie des Alpes de
Grenoble
Le truc passe bien à l’écran, car
le film est fort bien fait, mais il aurait pu valoir la correctionnelle
historique à Isabelle Scheibli si elle n’avait fait aveu de fiction. C’est donc
bien un roman, avec des personnages vrais qui ne jouent pas forcément leur rôle
réel, dans le parfait style du roman régionaliste – une veine très en vogue depuis
quelque temps, avec ses qualités et ses défauts. Pour ma part, je me méfie
toujours de l’histoire que l’on regarde par le petit bout de la lorgnette, et
je trouve un peu simpliste que l’on crédite le monde rural de toutes les
vertus, par opposition à un univers « bourgeois » qui serait celui de
toutes les culpabilités – ça me fait un peu trop penser à certains discours
d’un certain maréchal… bon, bon, je me tais… Non sans avoir signalé que, moins
de dix ans après sa sortie (chez Didier & Richard), ce livre a déjà
bénéficié d’une réédition (chez Glénat).
Vers le nord... La Grave, le Chazelet à gauche, le vallon de Valfroide vers la droite, le Goléon et les Arves...