Café littéraire
Autant le dire tout de suite : ce ne sera pas le sujet le plus hilarant de l’année. En farfouillant comme j’ai pu, j’ai trouvé onze œuvres de fiction où l’on peut considérer que la Meije joue un rôle important. Plus précisément : deux nouvelles et neuf romans. Ce n’est pas énorme, mais ce n’est pas si mal – reste à savoir si j’ai bien fait le tour (il faudra que je pose la question à l’incontournable et incollable Jacques Perret – Jacques, si tu me lis… !). Ce qui apparaît tout de suite, c’est que cette production n’appartient pas au genre « léger », à une exception près, qui concerne d’ailleurs l’œuvre la plus mineure du lot : la nouvelle « à peine paradoxale » de Paul Guiton, La première ascension de la Meije le 31 août 1929, parue dans La Vie alpine de cette même année. Une petite bouffonnerie illustrée par des dessins de Samivel que je vous propose ici [Guiton2.pdf].
Cette gravure anglaise évoque le rapatriement des corps de Payerne et Thorant, premières victimes de la voie normale de la Meije en 1897
Si le reste est plutôt du genre « sérieux », il faut quand même noter qu’aucun titre ne verse dans la littérature morbide du style « Sang sur la neige » qu’a pu inspirer un sommet comme l’Eiger. On échappe également (de justesse !) aux possibles polémiques qu’aurait pu inspirer la présence d’un auteur comme Saint-Loup, s’il ne s’était avisé de situer son roman Face Nord dans le tout proche Pic Gaspard. C’est que je n’aurais pu m’empêcher de rappeler que ce bonhomme, de son vrai nom Marc Augier, avait revêtu pendant la guerre l’uniforme des Waffen SS, après son engagement dans la LVF (Face Nord a été écrit au Tyrol en 1942, chez Leni Riefenstahl). Saint-Loup est le pseudo qu’il a adopté après la guerre pour se refaire une virginité, sans rien renier le moins du monde de ses positions nazies. Après quelques années d’exil en Amérique latine, d’où il a ramené le livre Monts Pacifique, il a réussi à trouver une place de choix dans la plupart des bibliothèques alpines. Il paraît même qu’il a failli obtenir le Prix Goncourt… Comme Céline et quelques autres crapules, il a donc profité de cette forme d’amnistie illimitée que confèrent l’amnésie et la fascination de la bonne écriture. Il n’empêche qu’un salaud de talent reste un salaud, et je pousse un « ouf » de soulagement en constatant qu’en mettant le Gaspard hors du coup, j’échappe à ce genre de rencontre.
La Grave vue depuis la face nord de la Meije. Cette relation est la "variable d'ajustement" de la majorité des ouvrages évoqués ici...
1926 :
ingénieur des télécommunications (il est d’ailleurs l’inventeur de ce terme), fraîchement
élu à l’Académie Française (1923, sonnez trompettes !), Edouard Estaunié
publie un recueil de nouvelles intitulé Le silence dans la campagne. Quel
rapport avec la montagne, demanderez-vous ? De fait, il faut farfouiller
dans l’ouvrage pour dégotter Le cas de Jean Bunant.
Et là, surprise : notre homme en habit vert y décrit avec une grande subtilité le processus d’envoûtement que la Meije exerce sur un personnage (Jean Bunant), a priori pas du tout prédestiné pour s’abandonner à une maîtresse de roc. Il aurait d’ailleurs mieux fait de s’abstenir, puisque l’histoire se termine mal, avec une rupture d’anévrisme dans les Enfetchores ! Pour que ce récit soit convaincant, il fallait qu’Estaunié ait pu sentir et comprendre ce pouvoir mystérieux qui peut émaner d’un simple objet de roc et de glace, et il y est parvenu. Voilà de quoi justifier une manifestation d’estime pour un écrivain de second ordre, que son statut d’Immortel n’a pas empêché de s’enfoncer dans les eaux sombres de l’oubli (comme tant d’autres…).
Le glacier de la Meije et les Enfetchores, vus d'en haut
1946 :
en sortant Accident à la Meije, Etienne Bruhl inaugure le genre du polar alpin
(qui sera illustré en 1965 par Meurtre au sommet de José Giovanni). Cette fois,
on a affaire à un « vrai » alpiniste, qui connaît la Meije comme sa
poche alors qu’Estaunié n’y était sans doute jamais monté. Bruhl a appartenu à
la génération des pionniers de l’alpinisme aventureux de l’entre-deux-guerres
comme Dalloz, Lagarde ou Ségogne (il était entré au GHM en 1923). Il s’est fait
remarquer en 1936 en soutenant une polémique énergique contre Lucien Devies,
quand celui-ci préconisait l’introduction de l’échelle de cotation des
difficultés en usage chez les Italiens et les Allemands – la fameuse
« querelle des degrés », dans laquelle il prenait donc la tête des
« traditionalistes ». Comme quoi il n’est pas aisé de demeurer
longtemps à l’avant-garde… Plus durablement, il s’était aussi manifesté en
publiant un recueil de nouvelles, Variantes, agrémenté de quelques pastiches.
Tout cela reste de lecture très plaisante, ne serait-ce qu’en raison du style
désinvolte et ironique de Bruhl. On retrouve cela dans Accident à la Meije,
dont l’intrigue est ficelée sur la base d’une connaissance démoniaque des
lieux. Accident ou meurtre ? N’attendez pas de moi que je vous le
dise : même si ce livre a légèrement vieilli, il reste de lecture
plaisante et c’est volontiers qu’on se laisse rouler dans la farine d’un
imbroglio confectionné de la façon la plus savante. Ces deux ouvrages, Variantes
(allégées des pastiches) et Accident… ont récemment été réédités chez Hoëbeke.
Ce n’est pas méchanceté
de ma part : Sonnier est un bel écrivain porteur d’un message humaniste,
et c’est dans le témoignage et la réflexion philosophique qu’il donne vraiment
sa mesure. On le verra mieux dans son autre roman « meijeux », Un
médecin de montagne, paru en 1963 – une sorte de chronique villageoise de la
fin du XIXe siècle, quand l’Oisans bascule des temps immémoriaux dans l’époque
moderne. Dans ce livre où la méditation sur le temps qui passe tient une place
importante, la Meije retrouve sa fonction originelle, celle d’un
« sommet-horloge » chargé de donner l’heure. On pense évidemment à
Giono ou à Samivel, et cette référence n’est pas donnée au hasard puisque Sonnier
était tout simplement le cousin de Paul Gayet-Tancrède, alias Samivel, médecin
de son état… Georges Sonnier a disparu en 1999, alors qu’une bonne partie de
son œuvre était en cours de réédition chez Fernand Lanore [voir l’article que
lui a consacré LMA à cette occasion: Sonnier_LMA_99.pdf].
Photo de V. Rambaud, dans "Cimes et visages du Haut-Dauphiné" de Félix Germain (Arthaud, 1955)
Tiens,
voilà Castelnau, en conversation avec Gaspard. Cette photo a été
dégottée par Raymond Joffre, le grand chef de la Librairie des Alpes de
Grenoble
Le truc passe bien à l’écran, car
le film est fort bien fait, mais il aurait pu valoir la correctionnelle
historique à Isabelle Scheibli si elle n’avait fait aveu de fiction. C’est donc
bien un roman, avec des personnages vrais qui ne jouent pas forcément leur rôle
réel, dans le parfait style du roman régionaliste – une veine très en vogue depuis
quelque temps, avec ses qualités et ses défauts. Pour ma part, je me méfie
toujours de l’histoire que l’on regarde par le petit bout de la lorgnette, et
je trouve un peu simpliste que l’on crédite le monde rural de toutes les
vertus, par opposition à un univers « bourgeois » qui serait celui de
toutes les culpabilités – ça me fait un peu trop penser à certains discours
d’un certain maréchal… bon, bon, je me tais… Non sans avoir signalé que, moins
de dix ans après sa sortie (chez Didier & Richard), ce livre a déjà
bénéficié d’une réédition (chez Glénat).
Vers le nord... La Grave, le Chazelet à gauche, le vallon de Valfroide vers la droite, le Goléon et les Arves...