L'Epéna, montagne secrète de Vanoise
J'ai découvert tardivement le plaisir de la monographie. Ca peut
concerner un personnage (j'en ai fait une sur Pierre Dalloz) ou un
autre objet, comme une montagne. La première a été sur le Mont
Aiguille, à l'occasion du demi-millénaire de sa conquête (1492-1992).
Ce texte figure dans "La montagne c'est pointu".
Puis j'en ai
consacré à mes montagnes favorites. Le gros morceau, c'est la Meije
(voir par ailleurs). Mais j'ai aussi une montagne d'élection que
presque personne ne connaît dans le monde alpin : l'Epéna, dans le
massif de la Vanoise. C'est pourtant une très grande montagne, avec un
versant nord large de près de 3 kilomètres pour une hauteur de 500 à
1000 mètres, avec 4 sommets identifiés. C'est la plus puissante muraille calcaire des Alpes
françaises (en réalité, c'est du marbre !), et elle renferme un
potentiel de voies existantes ou éventuelles important. Mais elle a le
handicap d'être dans un massif considéré comme "secondaire" (la
Vanoise), et cette muraille est tournée vers la vallée de Champagny qui
intéresse beaucoup plus les promeneurs que les grimpeurs. En plus sa
conquête a été très tardive (par des Suisses au milieu des années 60)
et elle n'intéresse absolument pas les guides - trop rébarbative ! Et
pourtant, en exagérant un tout petit peu, on pourrait dire que l'Epéna
est l'équivalent savoyard des Grandes Jorasses, et que la voie des
Suisses sur le pilier NO de la Pointe orientale (ouf !) est la Walker
de la Vanoise (sur cette photo, entre ombre et lumière).
Elle a commencé à me séduire dès mes débuts, puis
l'idée m'est venue de grimper dedans et d'y chercher des voies
nouvelles. Le premier coup, sur l'éperon N de l'Aiguille (950 m de
dénivelée, aboutissant sur le sommet principal) a été un peu foireux.
J'étais avec Jeef Lemoine, et on s'est aperçu au dernier moment qu'on
n'avait pris qu'un brin de corde ! On s'est donc embarqués dans une
paroi kilométrique inconnue encordés à simple, avec la certitude
d'avoir des tas d'ennuis en cas de retraite. En fait ça s'est bien
passé, mais avec une double déception : une escalade pas terrible, et
on a découvert ensuite que cet éperon avait déjà été parcouru.
Un
peu plus tard j'ai fait l'éperon NO de la Pointe orientale (la voie des
Suisses), qui est une voie TD très engagée, mais très belle. Je la
recommande aux amateurs de terrain d'aventure absolu, avec une très
grosse ambiance. Ils découvriront vite que le problème n° 1 réside dans
l'assurage et la pose de relais. Ce qui impose absolument une très
grande homogénéité dans la cordée, car il faut pouvoir progresser
ensemble, presque sans assurage, dans du IV ou du V. C'est pas très
dur, mais faut pas éternuer trop fort ! A déconseiller aux habitués des
salles d'escalade et des SAE.
Puis je suis allé ouvrir une voie dans
la face NO de la Pointe occidentale. C'est celle qu'on voit depuis le
Laisonnay, au bout de la route. C'est la paroi la moins haute (550 m),
mais la plus raide, avec d'immenses dalles très lisses. J'avais
délibérément prévu d'utiliser un tamponnoir à main, afin de pouvoir
progresser en pleine dalle. J'ai fait ça avec Joël Pollet et Franck
Lafon. Ici, une des premières longueurs...
Ca a été toute une aventure, avec plusieurs séances successives,
toujours du bas bien sûr. Le résultat est une belle voie engagée, mais
qui souffre d'être exposée en début de saison à de volumineux
glissements de neige venus du haut ! D'où son nom : "Bataille nivale".
En plus, elle ne va pas de façon autonome au sommet, puisqu'elle
rejoint aux 4/5 une voie plus ancienne sur le pilier ONO de
l'Occidentale (encore une voie des Suisses). Depuis, James Mérel et
Philippe Deslandes ont ouvert un peu plus à gauche une voie superbe,
plus dure mais moins exposée, qui sort au même endroit : "Zélix". Une
des plus belles voies de la Vanoise, sans discussion possible.
Enfin,
j'ai fini en 1997 par concrétiser l'envie qui était tapie au fond de
moi depuis plus de 30 ans : remonter le bouclier de dalles de la face N
de la Pointe centrale... Là aussi ça n'a pas été tout seul, et j'ai dû
m'y reprendre à plusieurs reprises. Ca a fini par passer en deux coups,
le premier avec Etienne Rol. Normalement j'aurais dû finir avec lui,
mais au jour décisif j'ai perdu mes lunettes, il a fallu redescendre et
Etienne devait partir juste après pour le service militaire ! J'ai donc
fini peu après avec Olivier Mansiot et Matthieu Lacolle, en une très
longue journée des plus mémorables. C'est la dernière de mes
"premières" et je sais bien qu'il n'y en aura plus d'autre. C'est pile
30 ans après la "voie des Savoyards" à la Dibona, ça fait donc un joli
compte rond. J'ai appelé cette voie "In bocca al lupo" (Dans la gueule
du loup). C'est une formule qu'on emploie en Italie, une sorte de
souhait qu'on s'adresse à la veille d'une épreuve comme pour conjurer
le mauvais sort.
Depuis cette voie a été abîmée deux fois : d'abord
par un éboulement (ça passe toujours, mais mieux vaut prendre un
tamponnoir et quelques spits), ensuite par l'intervention d'un "coucou
de l'Alpe", en l'occurence Patrick Gabarrou qui ne s'est pas privé
d'équiper deux cheminements de part et d'autre, en la recoupant en
plusieurs endroits, puis en "s'appropriant" la paroi. Il n'avait jamais
vu cette montagne auparavant. "J'arrive, je vois, je prends, je suis le
meilleur". Bon, bref.
Cette longue intimité avec l'Epéna m'a donné l'envie de lui consacrer une monographie que j'ai faite en 1998 et que j'ai publiée sous le patronage du GHM. J'ai aussi reçu une aide matérielle des communes de Pralognan, Planay et Champagny, et il doit encore en rester des exemplaires dans leurs offices du tourisme. J'envisage d'en refaire un jour une version informatique, après réactualisation.