Escalade et jubilation
S’il est une chose sûre, c’est que mon aventure partagée de mars 1980 (l’avalanche suivie d’un aller-et-retour sans frais chez St-Pierre) a complètement changé ma manière de voir les choses. Je ne parlerai que de la montagne, ce qui est déjà beaucoup. Après avoir remis tous mes compteurs à zéro, j’ai entamé la période la plus heureuse de ma vie d’alpiniste. Comme le destin a le goût des vacheries, il a fait en sorte que cela ne dure que quatre années, avec pour août 1983 un rendez-vous des plus fracassants. Mais n’anticipons pas : pour le moment, place à l’apothéose !
Les
charmes de l'escalade dans les Bornes. A gauche, dans la voie du Char à
Bancs (Pertuis). A droite, une pancarte à Nant Debout, retouchée par un
petit impertinent (elle a disparu depuis)
Non pas que le nombre et la qualité des prouesses ait augmenté, bien au contraire. Les courses qu’on jugeait alors exceptionnelles ont été plutôt moins nombreuses ; c’est le plaisir qui a été plus intense que jamais, et c’est bien cela qui compte : foin de performances, place à l’hédonisme alpin. Plaisir de vadrouiller, de connaître des lieux jusque-là dédaignés, la Corse, les Dolomites, les Pyrénées (merveilleuses Pyrénées ! allez dans les Pyrénées !) ; plaisir de vagabonder de cimes en cimes, fussent-elles sans réputation ; plaisir de partager ces moments avec de jeunes galopins qui découvraient la montagne avec une joie, un enthousiasme et un talent fous. J’avais déjà expérimenté ce luxe du partage avec des compagnons comme James Chevallier, Olivier Comerson ou Jeef Lemoine – tous les trois disparus aujourd’hui. Nous étions allés ensemble aux Etats-Unis en 1979, après quoi il a bien fallu se voir moins souvent – il ne doit pas exister beaucoup de cordées éternelles…
Sur la rhyolite de Bonifato, en Corse du nord. Une ouverture anonyme...
J’animais toujours le club d’escalade de mon Lycée et je démarrais celui du CAF d’Albertville. Cette double casquette m’a permis de me retrouver au milieu d’une escouade de choc comme on en rencontre rarement. Il va être difficile de ne pas être injuste si je me risque à citer des noms, et pardon d’avance pour ceux que j’oublie. Pour certains les courses effectuées ont été peu nombreuses, mais suffisamment pour apprécier leurs qualités morales et intellectuelles tout autant que leurs dons de grimpeurs – ainsi de François Hubert ou de Fabien Hoblea, des garçons tout simplement géniaux.
François Hubert dans la voie de la Relève, à la Tête de Colombe (Cerces)
Pareil pour François Cartier ou les frères Goujon, Vincent et Pierre. Ce dernier nous a quittés en 1991, le jour même de mon anniversaire, dans les eaux furieuses de mes Côtes d’Armor natales. Lui ne grimpait pas, mais il était musicien et s’il skiait en apparence comme une savate, il répondait présent chaque fois que je cherchais un partenaire pour une course à skis, loufoque de préférence. Un été je l’avais emmené faire une traversée intégrale des Aiguilles de Trélatête à partir des Chapieux, dans la journée. Une paille ! Au moment de chausser les crampons vers la Lex Blanche, il m’avait demandé comment ça fonctionnait, et pareil pour les broches à glace. Il m’avait rappelé Bertrand Bougé – autre poète disparu – me signalant à la sortie du couloir des Italiens, à la Grande Casse, que c’était la première fois qu’il mettait le pied sur des crabes… Cette démarche me convenait parfaitement : après tout, c’est bien ce qu’on avait fait avec Wyns à la voie des Savoyards ou au Bastion Central – se fourrer dans le pétrin, et après on regarde comment en sortir. Le principe de précaution, ce n’était pas notre tasse de thé.
Vincent et son oeil complice dans la voie des Lézards, aux rochers de Borderan (Aravis)
Vincent, c’est le petit frère. Si on n’a jamais fait de très grande course, on a grimpé et skié jusqu’à plus soif, et lui à skis, c’est vraiment le contraire d’une savate. Si vous avez vu ce joli film de « Malabar Princess », vous avez vu passer son nom sur le générique – c’est lui qui en a fait la prise de son, c’est devenu son job. Il revient quand il peut regarder les montagnes depuis son parapente et écluser avec nous une bonne bouteille. J’adore les bonnes bouteilles… Mais je m’égare. Qui encore, dans la galerie des vedettes ? Il y avait Jean-François Pouillard, le « vieux » puisqu’il avait dépassé les vingt ans, avec qui j’ai fait la traversée des Aiguilles de Chamonix juste avant mon accident, en août 83. Une drôle de traversée, dans une chaleur caniculaire, sur une montagne morte de soif, avec des versants qui littéralement s’écroulaient en-dessous de nous, comme une prémonition des temps actuels.
François
Cartier (en tête) et Vincent dans la paroi de Bazel. A droite,
Jean-François en rappel au Pilier des Trois Pointes (Mont-Blanc du
Tacul)
Il y avait encore Marc Séraphin, un océan de modestie et de générosité, artiste lui aussi, végétarien et grand bouffeur de chocolat. Et infatigable ! Je ne l’ai vu craquer qu’une seule fois, sur l’éperon sud-est du Bec d’Oiseau. Alors que nous étions déjà très haut, il avait été pris de douleurs très violentes qui faisaient penser à un œdème pulmonaire. Nous étions si haut que la retraite me paraissait plus problématique que le passage par le sommet, afin d’atteindre le glacier des Nantillons. Par bonheur il y avait avec nous Vincent Coussedière, et nous avons littéralement porté Marc jusqu’à la cime tout en craignant le pire. Sur le glacier, je pensais courir jusqu’à Chamonix pour aller chercher du secours, mais en fait Marc y est arrivé avant nous sur le coup de minuit, frais comme un gardon : plus nous descendions, mieux il se portait tandis que nous, nous accusions la fatigue. Il n’y avait pas plus d’œdème que de beurre en broche, seulement une banale déchirure intercostale, aussi douloureuse que bénigne !
Marc dans le Pilier des Chercheurs d'Or, lors des séances d'ouverture
J’ai fait avec Marc des courses magnifiques dans un style qui m’a comblé, tout de dépouillement et de sérénité, comme on dirait d’un alpinisme franciscain : au Rouget (la voie de la Console !), à la Noire de Peuterey, à Sialouze ou au Pic sans-Nom (la George-Russenberger dans la face nord, où nous avons éprouvé l’euphorie de la course parfaite). Et c’est avec lui que j’ai ouvert au Pertuis, dans les Bornes, le Pilier des Chercheurs d’Or. Une épopée de 12 journées presque consécutives, en juin 1982. J’aimais beaucoup cette haute muraille verticale jaillie des arbres, la seule falaise des Bornes qui fasse penser au Vercors. J’y allais très souvent avec les jeunes, avec qui j’ai parcouru une bonne partie des voies. Ma préférée était le Char à Bancs, dont j’avais fait en juin 68 la deuxième ascension et que j’ai refait au moins 12 fois. Je voulais faire là-haut une trilogie associant le Pertuis et la Tête à Turpin, toute proche. J’ai dû me contenter d’une voie à la Tour des Bûcherons (Rhapsodie d’automne) et de ce Pilier des Chercheurs d’Or proche du Char à Bancs. Je voulais faire une voie complètement équipée en utilisant pitons et spits, ce qui était encore peu courant en-dehors des écoles d’escalade. Je tenais aussi à ouvrir du bas, sans placer de cordes fixes et en faisant un maximum de libre. Les dernières journées ont été rudes, quand nous passions plus de la moitié du temps à remonter la partie déjà parcourue ! J’ai été assez fier du résultat, je dois dire, même si mes critères d’équipement paraissent aujourd’hui complètement ringards. Mon plus grand regret est de constater que cette superbe paroi est à l’abandon et n’attire pratiquement plus personne…
Partie
centrale de la face sud du Pertuis. Le Pilier des Chercheurs d'Or borde
la très profonde cheminée visible à gauche (où passe la voie de
l'Escalier). Le Char à Bancs est plus à droite et sort sous le relais
TV visible au sommet
L’alter ego de Marc était donc Vincent Coussedière, brillantissime dans toutes les matières de l’esprit comme dans celles de la grimpe ou du ski. Lui aussi je lui dois bien des choses, notamment une Walker d’anthologie (à nous deux moins de 60 ans, donc presque 42 pour moi…) et une Devies-Gervasutti à l’Ailefroide quelques années plus tard, qui ressemblait à une passassion symbolique de pouvoir. Enfin il ne faudra pas que j’oublie Cyrille le Ménestrel, dit Minestron, dont nous avions hérité alors qu’il entrait à peine dans l’adolescence avec ses longues guibolles et sa voix de soprano coloratura (faut-il dire « coloraturo » ?) dont il usait comme d’une trompette. Volubile et drôle, c’était un ludion effervescent à qui on avait parfois envie de mettre une laisse. Cela ne l’a pas empêché de devenir un remarquable grimpeur, sans parler de qualités intellectuelles qui rivalisaient sans peine avec celles des autres. En fait j’avais hérité là d’une équipe de prix Nobel en puissance, smokings en moins et joie de vivre en plus.
Vincent (dans le Pilier Rouge du Petuis) et Cyrille (dans la paroi du Casset, à la Tournette)
J’ai eu l’occasion dévaluer leurs capacités en septembre 1981 lors d’un séjour en Vésubie sous la houlette du CAF d’Albertville. Je me suis retrouvé seul pendant 12 jours avec huit monstres de cet acabit, 12 jours durant lesquels je courais d’une voie à l’autre pour mettre les cordées sur les rails, contrôler la bonne marche des opérations, assurer les descentes, conduire ceux qui n’étaient pas autonomes (13 voies en 8 jours…), plus faire le chauffeur, les courses, la cuisine, la nounou, etc…C’était épuisant et ravissant. J’ai eu le coup de grâce le jour du départ, quand il a fallu ranger le petit chalet que nous avions loué au Boréon, et que François m’a sorti qu’il n’avait jamais touché un balai de sa vie…
On a fait encore mieux l’année d’après avec Cyrille, Marc et Jean-François. Vincent Coussedière aurait dû en être, mais il s’était fait une entorse à la descente de la Walker et avait dû renoncer. On avait prévu de grimper durant la deuxième quinzaine de juillet (1982) sans programme bien défini. Heureusement, car la météo était enragée, avec des orages quotidiens très méchants qui pétaient sur les 13-14 heures. Nous avons cru trouver la solution dans une fuite en avant qui nous a fait visiter la moitié de l’arc alpin. Qu’on en juge : 17 juillet, voie Kohlmann-Mazeaud à la face sud du Pouce. Orage. Le 18, transfert sous la pluie dans le Val d’Orco et montée à Piantonetto. 19 : voie de la Tour Détachée au Becco di Valsoera. Orage, naturlish. Le 20, on traverse la plaine du Pô jusqu’en Lombardie, direction le col de la Maloja et bivouac tout près du Badile. 21 : éperon ouest-sud-ouest du Piz Cengalo. Puis avec Jean-François, je franchis sous l’orage (naturalmente) trois cols pour aller récupérer le camion pendant que Marc et Cyrille passent la nuit dans la chapelle d’un cimetière du Val Masino…
Dans la face ouest du Becco di Valsoera (Grand Paradis)... un jour où il faisait beau...
Le 22, on file sur Madonna di Campiglio et on monte (sous la pluie) au refuge Brentei. 23 : Campanile Basso par le spigolo Graffer + paroi Preuss. Orage. Le 24, on se retape la Padanie, cette fois pour le Val Maira. 25 : trois voies dans le groupe Rocca-Provenzale, après quoi on rejoint, au milieu des éclairs, le Valdieri dans l’Argentera. 26 : face sud du Corno Stella par la Directissime Pierre Allain, et descente en courant sous l’orage. On a quand même sauté un jour avant la dernière qui a eu lieu le 29 dans le Val Veny, avec la traversée des Aiguilles nord et est de Trélatête. Bon, c’était 15 jours pas mal employés, en somme, et des voyages qui forment la jeunesse !
Le versant sud du Corno Stella (Argentera)
Je dois à Cyrille un des épisodes les plus pittoresques de ma carrière d’initiateur bénévole. C’était dans les rochers de Borderan, au-dessus du col des Aravis. C’est une petite falaise (100 à 150 m, pas plus), très verticale, avec un calcaire surprenant où alternent le meilleur et le pire. On a parfois l’impression de grimper sur du carton, mais on trouve aussi des dalles éblouissantes. Je l’ai découverte en 1974 et je me suis aperçu que c’était un très chouette terrain d’aventure, au sens vrai du terme (je ne parle pas de cette imposture des « parcs d’aventure », comme si l’aventure pouvait s’enfermer dans un espace clos !) : recherche du cheminement, résolution des problèmes d’assurage (parfois très chinois !), une certaine prise de risques, le tout dans un décor somptueux.
Rochers de Borderan. A droite, la grande dalle de la voie des Lézards
J’y suis allé je ne sais combien de fois, ouvrant une bonne douzaine de voies allant de la bouse intégrale au petit chef-d’œuvre (D XII, le Poinçonneur de l’Adroit, le Grand Fanfoué, la voie des Lézards…). Ma favorite est le Grand Fanfoué, ouvert en 74 avec Michel Valyi puis remanié à plusieurs reprises, et que j’ai dû parcourir une bonne vingtaine de fois. Malgré son allure rébarbative, c’est une très belle escalade aérienne, sur un rocher presque partout excellent, avec à la fin une dalle coquine dont je ne suis pas peu fier…
Vincent Goujon dans la longueur terminale du Grand Fanfoué
Cette fois-là nous étions cinq : j’étais devant, assurant en flèche Cyrille suivi de Fabien. Derrière, en cordée volante, il y avait Marc puis Vincent Coussedière. J’avais enchaîné les deux premières longueurs et je faisais monter mes seconds, quand Cyrille avisa au-dessus de sa tête une belle écaille bien découpée, séparée de la paroi par une fissure à la courbe tentatrice. Cette écaille, j’avais pris bien soin de la contourner sur mon passage, mais je n’eus pas le temps d’alerter Cyrille que celui-ci s’était déjà agrippé à son tranchant tout en glapissant avec la suavité d’un cornet à piston : « Eh les copains, une p….. de dülfer ! » On devine la suite, digne d’un scénario pour la Panthère rose : l’écaille gicle, avec Cyrille cramponné dessus, jambes frétillantes et mine stupéfaite, avant d’aller penduler sous quelque surplomb, tandis que le couperet de guillotine fonce vers la tête de Fabien, la frôle, s’abat sur le rocher devant sa poitrine tout en sectionnant net sa corde d’attache, rebondit en direction de Marc, l’évite de peu dans un pas chassé de toréador, hésite à fracasser un peu plus bas le crâne de Vincent puis, se ravisant, s’en va exploser dans un vacarme triomphateur dans le pierrier. Echooooooooooooooooooooooos tout au long de la crête des Aravis ! Puis, le silence.
Logiquement, j’aurais dû avoir trois morts sur les bras, sinon trois et demi. Je rappelle que c’était une sortie du club d’escalade du Lycée, un mercredi après-midi. J’imagine la tête du proviseur (« Je vous couvre, je vous couvre »), si…. Restez couvert. J’imagine que cette affaire m’enverrait aujourd’hui au goulag, et que Sarkozy se déplacerait en personne aux Aravis pour fustiger ma criminelle inconscience. Heureusement nous étions en 1981 ou 1982 : c’était encore l’état de grâce, version Tonton. Mais au moins, les procureurs ne se mêlaient pas de faire de l’escalade.
Cyrille dans D XII, lors de l'ouverture
Rétropectivement, je bénis la chance puisqu’il n’y a eu que de très légères égratignures, qui ne nous ont même pas empêché de finir la voie. Je bénis surtout le sang-froid et la lucidité de ces quatre jeunes, la belle placidité de Fabien qui sut rester impassible alors qu’il se livrait à un solo involontaire sur quelques grattons, la superbe efficacité de Marc qui se propulsa jusqu’à lui et fit en un clin d’œil les gestes qui le mirent hors de danger, sans omettre la réaction de notre ludion voltigeur, soudain privé de son organe vocal, mais tout aussi vite enrichi d’une dose d’expérience dont il sut faire son miel. Décidément, j’avais affaire à une sacrée équipe – oui, on peut rencontrer dans sa vie des jeunes dignes d’admiration.