Dingues et valdingues
L’alpiniste est-il un animal volant ? Le grimpeur sur un mur d’escalade, oui, incontestablement. Mais ça n’a pas toujours été comme ça. Livanos disait à peu près qu’il fallait faire à l’alpiniste la même recommandation qu’aux bibelots chinois : « Ne pas tomber ». D’avoir évoqué l’épisode contondant et miraculeux de Borderan m’a remis en mémoire d’autres situations pas moins « limites ». Voici par exemple un épisode qui s’est déroulé il y a 35 ans, aux débuts du club d’escalade du Lycée.
Escalade lycéenne à Marlens. Date indéterminée (début des années 1970...)
On fonctionnait au rocher de Marlens, une petite falaise entre Ugine et Faverges au-dessus des bois. Pas très haute (25 à 35 m), mais bien raide et pas vraiment facile, plutôt éprouvante pour les bras. La voie la plus facile, dite « normale » (quelle idée !), était une petite vacherie avec ses 2 traversées sous des toits qui nécessitaient de se lancer sans mollir, avec la perspective chaque fois d’un joli pendule si les bras lâchaient.
Rocher
de Marlens : la première traversée de la voie "normale", avec moi
dedans! On apprécie l'allure générale : knickers, bretelles, ceinture d'encordement, grosses
chaussettes, chaussures (des bonnes : c'était des Terray-Saussois,
super pour grattonner). C'est sûr qu'aujourd'hui mon costume a
légèrement changé...!
En ce temps-là l’équipement était assez primitif : on
grimpait en chaussures, sans baudrier, les plus chanceux ayant une simple
ceinture d’encordement (idéal pour se faire mal aux reins !), tandis que
les autres se contentaient de se nouer la corde autour de la taille – il
suffisait de bien le serrer. En cas de chute, ça laissait quelques bleus…
Cet après-midi là, j’avais toute une bande de garçons plus
ou moins costauds parmi lesquels Denis V…..t, au format plutôt fluet. [Notez en
passant la remarquable absence de la gent féminine durant toutes ces
périodes : l’alpinisme, c’était une affaire de mecs…. !] Ne pouvant
m’occuper de tout le monde à la fois, j’avais organisé un mille-pattes dans la
voie normale: j’étais passé devant en installant l’assurage, les autres
n’avaient qu'à suivre en s’assurant mutuellement. Dans les traversées, ce
n’était inconfortable que pour le dernier, chargé de faire le vide derrière
lui, tandis que tous les autres étaient assurés à la fois par devant et par
derrière. Du moins, en théorie…
James Chevallier à Marlens. Ce devait être vers 1976 (?), tout à fait à ses débuts...
J’étais occupé avec d’autres en bas du rocher, laissant
évoluer mon mille-pattes, quand j’ai entendu les sons habituellement associés à
un pendule : placé au milieu de la cordée, Denis avait volé dans la
dernière traversée et pendouillait, plaqué sur une dalle lisse à 25 m du sol.
Il ne bougeait plus et j’entendait des paroles incompréhensibles. Je hélai le
préposé à l’assurage, un costaud installé au sommet, m’étonnant de ce qu’il
n’aidait pas Denis à s’en tirer en avalant sec la corde. Et c’est alors que
j’entendis : « Impossible, il est passé au travers de son nœud ! »
Madonna ! Sans baudrier ni ceinture, Denis s’était
encordé en faisant une boucle beaucoup trop lâche qui avait coulissé pendant le
vol. Heureusement il avait eu un réflexe extraordinaire : il avait réussi
à rattraper la boucle d’une main et c’est ainsi qu’il restait suspendu, sans
appui sérieux pour l’autre main et pour les pieds. S’il lâchait prise, c’était
fini !
Vers la sortie de la voie "normale"... Pas bien commode pour jouer les filles de l'air, surtout d'une seule main !
J’avais peu de secondes pour réagir. Je lui crie de tenir bon, j’attrape une corde qui se trouvait là, je me rue vers le sommet (il y a un petit sentier coupé d’une échelle), j’arrive auprès de l’assureur, conscient de tenir une vie à la force de ses biceps. Par chance un autre élève est là, disponible. Je m’encorde en un tour de main, je lui confie le brin en lui demandant de m’assurer le plus sec possible, et je plonge dans la paroi (moi qui déteste les sports nautiques !). J’arrive près de Denis, qui est sur le point de tout lâcher et me regarde avec des yeux suppliants ; d’un bras je le ceinture de toutes mes forces en lui ordonnant de se pendre à mon cou, ce qu’il fait – non sans murmurer avec un humour bien venu : « c’est la première fois que je baise un prof ! » Et moi, qu’est-ce que je devrais dire !!! Puis, aidé par les biscotos des gars d’en haut, je me hisse au sommet avec mon précieux bagage.
Guides de l'Oisans autrefois (à gauche, Henri Turc, "le Facteur"). Pas de casques, une ficelle en guise de corde, un vague noeud autour de la taille, pas même un mousqueton... Ces gens sont fous! Envoyez immédiatement la maréchaussée!
Il est clair que ce jour-là j’avais frisé la
correctionnelle. Si ça s’était passé en 2005, j’aurais été mis en garde à vue,
inculpé de mise en danger de la vie d’autrui et autres crimes ou délits, plus
probablement une accusation de pédophilie. Et Sarkozy serait venu sur les lieux
(ne jamais perdre de vue le petit Nicolas !). Pourtant, la seule vraie
faute que je reconnais vraiment est de n’avoir pas vérifié l’encordement de
chacun, et j’admets que c’était une faute gravissime.
J’en vois d’ici qui vont parler d’inconscience. C’est une
notion toute contextuelle. Je crois me souvenir qu’après cet incident j’ai
imposé le port d’une ceinture d’encordement. Pour autant, il n’est pas certain
que le risque était diminué, puisque la sécurité était reportée sur un simple
mousqueton. Et qu’est-ce qui résiste le mieux ? Un mousqueton, ou la corde
elle-même ? Mais du moins il y avait l’impression d’une meilleure
sécurité. C’est cela qui compte : l’impression. Vous croyez être en
sécurité, donc vous êtes en sécurité. Mais vous verrez que dans 10 ans, avec
les mêmes critères, vous serez glacés d’épouvante.
Dans les cannelures du Roc des Boeufs (Bauges). Visiblement, tout a changé !
De nos jours, le matériel s’était amélioré de façon
extraordinaire… et cela n’empêche pas la montagne d’être toujours aussi
dangereuse. Hier, la terre a tremblé en Savoie (on a senti la secousse ici, à
Bonvillard). Une jeune femme qui grimpait près de Chamonix a alors reçu des
pierres sur la tête, et pourtant je suis sûr qu’elle grimpait en toute
sécurité. C’est comme ça : la montagne EST dangereuse, c’est dans sa
nature. C’est pourquoi les discours rassurants qui cherchent à faire croire que
l’accumulation de matériels et de techniques réduit le risque à rien ou presque
rien, ces discours sont fallacieux. Un pékin qui se balade dans une via ferrata
avec le matos dernier-cri acheté la veille à Intersport risque sa peau, mais il
ne le sait pas, et même il s’imagine qu’il ne la risque pas. C’est justement en
cela qu’il est en danger, mille fois plus que l’anarchiste qui batifole à poil
en terrain d’aventure sur le sommet d’en face, mais en sachant que ce terrain
est dangereux et comment il doit s’y comporter.
La sécurité, ce n’est pas le matériel, ni les manuels, ni
l’encadrement clé en mains (qu’arrive-t-il si c’est le guide qui prend la
pavasse sur la tête ?). La sécurité, c’est la connaissance du milieu, la
compréhension du terrain, la connaissance de soi et de ses limites, et surtout
leur acceptation. Cela ne s’achète pas en magasin : ça s’appelle
l’humilité devant la montagne, et la nécessité de l’apprentissage. Mais je
crois l’avoir déjà dit. Décidément, je radote – ça doit être les effets de
l’âge…